Publié le Ven 27 Septembre 2024 39 Vue(s) [7 articles]
Dans « Je remercie la nuit », son nouveau roman, l’écrivaine franco-ivoirienne raconte l’histoire d’une amitié entre deux jeunes femmes au moment de la crise postélectorale de 2011. C’est une voix qui compte. Poète, romancière et peintre, la Franco-Ivoirienne Véronique Tadjo est l’auteure de nombreux ouvrages, parmi lesquels L’ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda, Reine Pokou. Concerto pour un sacrifice ou encore En compagnie des hommes, ainsi que de livres pour la jeunesse.
Jeune Afrique : Je remercie la nuit traite d’une
amitié entre deux jeunes femmes au moment de la crise ivoirienne de 2011.
Aborder ce sujet, treize ans plus tard, était une nécessité ?
Véronique Tadjo : Treize ans, c’est à la fois court et long. J’ai
travaillé pendant plusieurs années sur le sujet, de nombreuses recherches à
l’appui. Il y a eu plusieurs rebondissements, qui m’ont parfois fait penser que
l’histoire prenait une autre tournure et qu’il me faudrait tout recommencer.
Quand, par exemple, en
2021, la Cour pénale internationale a prononcé l’acquittement définitif de
Laurent Gbagbo, après onze années de prison, ou celui de Charles Blé Goudé, son bras
droit. Il y a aussi eu l’exil de Guillaume Soro, le troisième mandat du
président Alassane Ouattara, en 2020, et les violences qui ont éclaté, sans
oublier la libération de Simone Gbagbo, en 2018. En réalité, ce que je
voulais dire n’a pas changé et la nécessité de le dire non plus. Si je n’avais
pas écrit ce livre, je m’en serais voulu toute ma vie. Je n’aurais pas pu
parler d’autre chose.
Vous décrivez une crise politique qui a séparé les Ivoiriens jusqu’au cœur
de leurs foyers. Comment l’avez-vous vécue, à titre personnel ?
Vraiment très mal.
Alors, imaginez ce que d’autres ont pu ressentir après avoir tout perdu ! La
rébellion avait déjà déchiré la Côte d’Ivoire en deux. La crise postélectorale
a rouvert les plaies. Certaines sont plus profondes que d’autres, certains ne
se sont toujours pas remis de ce désastre, en dépit de l’établissement de la
Commission dialogue, vérité et réconciliation, dont les travaux n’ont pas eu
les résultats escomptés. Tout le monde en porte encore les cicatrices.
Le dialogue était-il donc impossible ? Y compris au sein de votre
famille ?
Dans ma famille, on ne
parle pas de politique. On reste très prudent, comme Yasmina et Flora dans le
roman. Malgré l’amitié qu’elle lui porte, Flora ne comprend pas totalement
Yasmina. Il reste une dose de mystère. Elle le ressent notamment quand Yasmina
prie, alors qu’elle-même n’a pas la foi. Leur relation comporte des zones
d’ombre. En tant que Dioula, Yasmina est considérée comme une rebelle
potentielle. Et elle estime que Flora – sous-entendu « parce que [elle est] du Sud » – ne
peut pas toujours la comprendre.
Cette incompréhension
enrobée de méfiance reste forte, en Côte d’Ivoire. L’élection de 2011 a eu lieu
dans un pays déchiré, après la cassure de la rébellion. Et cette polarisation à
50%-50% entre deux groupes antagonistes, c’est ce qui fait le plus peur,
partout dans le monde. Aujourd’hui encore, une forme d’incompréhension demeure.
Il n’y a pas de vrai dialogue entre nos différences. Celles-ci ne devraient
pourtant pas nous séparer.
Après la crise, Flora et Yasmina ne se retrouvent pas, ou pas vraiment. Et
l’on perd de vue Yasmina… Est-ce une manière d’évoquer le pays, des années
après la tragédie ?
Pour Flora, la cassure
que représente l’exil, le fait de devoir rompre avec ses proches entraîne une
culpabilité énorme. Yasmina, elle, se reconstruit dans le silence, elle doit
couper [les ponts] avec Flora. Pour tout pays qui a connu une crise sociale d’envergure
la réconciliation est un long processus, jamais gagné d’avance. Il faut en
faire une priorité. Et, pour cela, les gens, les Ivoiriens en l’occurrence,
doivent être animés par la conviction qu’ils ont un destin commun. Qu’ils ont
envie de vivre ensemble.
Je ne suis pas sûre
que nous soyons arrivés à ce stade. La population, me semble-t-il, n’a pas
encore l’impression que la loi est la même pour tous. Que les opportunités sont
ouvertes à tous. Que les jeunes ont un avenir chez eux – et non ailleurs. Que
ce n’est pas une question de PNB, mais de qualité de la vie. Sans une base
solide, la réconciliation reste un vœu pieu.
Quel regard portez-vous sur votre pays, où le personnel politique a peu
changé ?
Effectivement, seul
l’ex-président Henri Konan Bédié, acteur clé de la crise ivoirienne, a disparu – il est décédé en août
2023. Cette situation est problématique, parce qu’on ne peut pas refaire
l’Histoire. Si la Côte d’Ivoire était une entreprise, fondée sur une innovation
constante et sur un fonctionnement efficace assorti d’une gestion transparente,
on dirait que c’est impensable. Comment ceux qui ont mené le pays à l’échec –
la guerre civile – peuvent-ils continuer à avoir des ambitions
politiques ? Le changement véritable passe, aussi, par un renouvellement
du personnel politique. Le pays n’est la propriété de personne, il appartient à
tous.
Comme Flora, vous avez vécu en Côte d’Ivoire et en Afrique du Sud.
Flora, c’est vous ?
Je préfère écrire sur
ce que je connais le mieux. Je m’inspire de mes voyages pour relativiser,
apprendre des autres et m’ouvrir au monde. Dans tous mes personnages, il y a un
peu de moi. Mais pas seulement. Écrire, c’est arriver à se mettre dans la peau
des autres. Chercher à comprendre. Creuser sans relâche.
Flora a dû partir en exil après qu’elle a lancé un appel invitant Laurent
Gbagbo et Alassane Ouattara à se retirer de la vie politique. Auriez-vous pu lancer un tel appel ?
Absolument. Des voix
se sont élevées, on ne les a pas écoutées. Des accords ont été signés, ils
n’ont pas été respectés. Même des négociations internationales ont échoué.
C’était horrible de voir venir la guerre et de se sentir impuissants, de savoir
qu’on courait à la catastrophe pour une question de pouvoir. Je dis « une question de pouvoir » avant de
dire « une question de démocratie ».
Il fallait pourtant
diluer les tensions à tout prix, trouver les moyens d’éviter l’autodestruction.
Quand on met l’intérêt de la majorité au-dessus des contingences, tout devient
possible, des solutions se dessinent. Regardez le Sénégal, qui, tout récemment,
a évité le pire. Ou l’Afrique du Sud : combien de personnes ont pensé que, pour
la population blanche, la fin de l’apartheid se solderait par un bain de sang ? Nelson Mandela n’est pas resté
vingt-sept années en prison pour, à peine libéré, appeler à la vengeance.
Certes, rien n’est facile, mais ces exemples sont de véritables expériences
démocratiques sur lesquelles on peut construire un avenir.
Votre roman n’a pas de point final. Est-ce une coquetterie d’auteur, une
promesse de suite, ou une manière de dire que c’est aux personnages d’écrire la
suite ?
Je ne pouvais pas
mettre un point final au roman parce que l’histoire n’était pas terminée. On ne
connaît pas la suite. Flora et Yasmina représentent ces jeunes Africains qui
doivent relever de nombreux défis, politiques, économiques culturels ou
environnementaux. Y parviendront-ils ? Auront-ils le courage et la résilience
de briser le statut quo et de redéfinir leur destinée ? Nous ne le savons pas,
c’est un processus.
Avez-vous foi en la jeunesse ?
Je ne l’idéalise pas,
surtout pas ! Mais elle a réellement le pouvoir de changer les choses. Un
pouvoir à double tranchant, car elle peut être manipulée.
Votre roman se déroule en partie à Abidjan, en partie à Joburg. Ces villes,
chères à votre cœur, sont-elles des personnages à part entière ?
Oui. Elles ont leur
propre caractère et leur propre dynamique. Elles moulent les habitants et, en
quelque sorte, imposent leur volonté. Elles ont des règles bien précises, qu’il
faut apprendre à respecter. On ne vit pas à Joburg comme on vit à Abidjan,
c’est clair. Pourtant, ces villes, que l’on pourrait croire si différentes, ont
pas mal de points communs. Elles ont subi des traumatismes durables, elles
offrent un visage très contrasté, marqué par de profondes inégalités entre
quartiers luxueux et quartiers pauvres. C’est ce qui m’a fascinée.
Le passé récent – de l’Afrique du Sud et de la Côte d’Ivoire – est au
centre de votre livre. Le romancier est-il bien placé pour aborder l’histoire
contemporaine ?
Tous les Africains
vivent l’histoire contemporaine de leur continent. Nous sommes en plein dedans,
et chacun a son idée sur le sujet. Les écrivains, les artistes en général, essaient
de traduire ce que vivent les gens en se mettant à leur écoute, en allant
au-delà des faits et des chiffres, qui sont froids et ne parlent pas.
La littérature est un
espace de mémoire. On écrit pour aujourd’hui et pour demain. Pour que l’on
n’oublie pas ce qui nous a façonné. Pour placer l’être humain au centre de nos
préoccupations. Avec un livre, on peut commencer ou poursuivre une
conversation. Nous avons tendance à mettre les questions brûlantes sous le
tapis alors qu’il est important d’en parler, de crever l’abcès. Les artistes,
les intellectuels sont bien placés pour le faire, si on ne les en empêche pas.
Comment qualifieriez-vous votre relation avec la Côte d’Ivoire ?
Je suis profondément
attachée à ce pays. C’est là que j’ai grandi et que je suis devenue celle que
je suis. Mes sentiments sont cependant mitigés. Il est difficile d’avoir des
projets à long terme quand on se dit que tout peut être remis en cause d’un
moment à l’autre. Il n’y a pas de visibilité [d’avenir]. Il y a de l’argent, mais
pour qui ? La jeunesse se sent trahie, oubliée. Le niveau éducatif a chuté, le
chômage est élevé, l’inflation a grimpé et, hormis dans les beaux quartiers,
l’insalubrité est incontrôlée. On pourrait rétorquer : « De quoi vous plaignez-vous ? Vous avez un
bon réseau routier et plus d’infrastructures que presque partout en Afrique de
l’Ouest. Vous ne connaissez pas votre la chance. » Sans doute. Je
préfère regarder vers le haut. Vers une économie plus inclusive.
L’un de vos personnages est peintre, comme vous. Les artistes ont-ils un
rôle à jouer dans l’évolution politique de leur pays ?
Nous avons tous un
rôle à jouer. Tous, sans exception, artistes y compris, nous sommes des
citoyens à part entière.
Vous avez écrit sur le génocide des Tutsis. Est-il plus difficile d’écrire
sur la crise ivoirienne quand on est Ivoirienne ?
Le génocide des Tutsis
est l’une des plus grandes tragédies du siècle passé. Le projet « Rwanda, écrire par devoir de mémoire »,
qui, en 1998, a réuni une douzaine d’écrivains de différents pays a marqué un
grand tournant pour moi. Nous sommes allés à Kigali pour partager le deuil des
Rwandais, rencontrer des survivants, parler, discuter.
C’est la raison pour
laquelle je souhaite rester en alerte devant les divisions de toute nature et
le rejet de l’Autre. Il est émotionnellement difficile de se dire qu’au cours
de la crise ivoirienne on aurait pu éviter des milliers de morts. Nous voulons
apprendre les uns des autres. On ne peut pas prendre le risque de reproduire
les mêmes erreurs.
Flora « choisit » l’exil, Yasmina la « tradition » et
le mariage en tant que troisième coépouse. N’est-ce pas une vision désespérée
de la vie ?
L’exil n’est pas
forcément négatif. Ce serait nier le rôle déterminant que la diaspora joue sur
plusieurs plans. Aujourd’hui, les États savent qu’il faut compter avec elle.
Sans son engagement et ses liens étroits avec l’Afrique, des millions de
personnes, sur le continent, ne s’en sortiraient pas.
J’ai une fibre
panafricaniste. Flora part pour l’Afrique du Sud. Cela lui permet d’avoir une
vision plus complexe du continent et de sa diversité. N’oublions pas, en outre,
qu’après la crise les universités ivoiriennes ont été fermées pendant deux ans.
Que vouliez-vous qu’elle fasse ? L’Afrique du Sud lui offrait l’occasion de continuer
ses études. En ce qui concerne Yasmina, qui choisit de devenir la troisième
coépouse d’un homme prêt à la soutenir, elle le fait de son plein gré et en
toute connaissance de cause. C’est son choix. Flora ne comprend pas la décision
de son amie, mais elle l’accepte, par respect.
Quels sont vos projets d’écriture ?
Écrire sur ma mère.
Française et Bourguignonne, elle était peintre et sculpteur. Elle est arrivée à
l’âge de 20 ans en Côte d’Ivoire avec mon père, qui voulait rentrer au pays
alors que l’indépendance se préparait. J’étais bébé, mon frère avait 2 ans.
Elle est enterrée à Maféré, le village de son mari, dans l’est du pays, vers le
Ghana. J’ai envie de raconter son histoire.
* Je remercie la nuit, de Véronique Tadjo, éd. Mémoire
d’encrier, 302 pages, 22 euros.
(Jeune Afrique)
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